vendredi 1 février 2008

Autant pour moi

Drôle d'expression que ce "autant pour moi". Depuis des années que le débat orthographique fait rage entre les adeptes du "au temps pour moi" et ceux qui ne jurent que par le "autant pour moi", il semblerait que les hautes instances de la linguistique et rhétorique se soient accordées sur "au temps pour moi", tout en considérant qu'"autant pour moi" n'est pas réellement une faute.
En bref, je ne l'écris pas comme il le faudrait mais tout le monde s'en tamponne le coquillard (au rythme du french cancan).

Ce qui est interressant, au-delà de l'orthodoxie orthographique, c'est l'étymologie de cette jolie expression dont je me délecte à chaque fois. J'imaginais une jolie explication musicale, une histoire de musiciens demandant au chef d'orchestre de reprendre "au temps, pour moi" en cas d'erreur. Mais ma version, bien éminemment poétique est inexacte. Il s'agirait en réalité d'un terme militaire indiquant la reprise d'une maneuvre suite à une erreur. Autant pour moi serait alors une vulgarisation, une quelconque faute de français, en quelque sorte.
Je fais donc partie de ces hordes errantes de pignoufs qui souillent lamentablement notre belle langue maternelle! Si je ne me retenais pas, je me giflerais! Ou pas, il ne faut tout de même pas exagérer...

Enfin, tout cela pour en arriver là où je devrais déjà être depuis un bout de temps (tant?): à mon texte, que je dois soumettre au jugement de mes, ô combien nombreux, lecteurs assidus. (oui, comme dirait ma mère: je m'offre des fleurs, puisque personne ne le fait!).


Chose promise, chose due, voici "Autant pour moi":

Je suis adossée au mur, les pieds crispés sur le sol. Dans son coin la télévision diffuse une lueur verdâtre. Depuis que Samy a joué avec les boutons de la télécommande les couleurs sont toutes déréglées. Dans la petite fenêtre médiatique le monde est devenu vert, vert sapin, vert amande, vert canard, vert olive. Les acteurs semblent malades comme des chiens, je m’attends à tout moment à les voir gémir en se tenant le ventre et courir vers les toilettes du plateau. Mais ils ne le font jamais, ils ne sont pas réellement pris de diarrhée. Alors qu’apparaît le logo annonçant les publicités Rudy, le plus grand de mes frères, daigne me remarquer.

- « Hé Minette, qu’es-tu fous là ?

- J’attends.

- T’attends quoi ?

- Rien.

- N’importe quoi, cette gosse ; t’as rien à attendre de toute façon. Viens regarder le jeu avec nous.»

Rudy n’a pas tort, c’est un peu n’importe quoi. Je ne sais pas exactement pourquoi, ni ce que j’attends, mais je ne peux croire que ça sera toujours ainsi, toujours le même endroit, le même ciel implacable, la même maison au crépi passé, la même mer gris froid et les mêmes gens. Un jour, tout cela changera, je le sais, je le sens. Alors j’attends. J’attends depuis longtemps. J’attends depuis tant de temps que je tends à désespérer. Mais je n’ai rien d’autre à faire.

Pour passer le temps, je sors me promener. Les vacances durent depuis une éternité, j’ai tellement envie de retourner au collège, au moins je peux lire tous les livres que je veux, je peux poser plein de questions à mes professeurs qui me répondent en souriant. Parfois même ils ne savent pas répondre et nous cherchons ensemble dans un gros dictionnaire à la couverture délavée. J’aime beaucoup mes professeurs, surtout celle de français. Mes frères se moquent de moi quand je lis pendant la récréation. Ils disent que de toute façon je n’ai pas besoin de livres pour faire le ménage au club de tourisme. Comme ma mère. Il ne viendrait à l’idée de personne que je puisse vouloir autre chose. D’ailleurs pourquoi autre chose ? Et quoi d’autre ? Elle te suffit pas cette vie là ? Ne te prends pas pour ce que tu n’es pas. Tu travailleras au club, comme tout le monde.

Je marche vers la mer. Une petite bise cinglante me gifle le visage. Il fait froid. Je m’enfonce dans la boue du chemin, des herbes percent au milieu de la terre battue, il y a bien longtemps qu’aucune voiture n’est passée ici. Les joncs plient sous le vent, le sable vole et me pique les yeux. La mer me fait le gros dos. Ce n’est pas l’onde pure décrite par les poètes, ce n’est pas la colère furieuse des éléments déchaînés, ce n’est qu’une masse d’eau grise et triste qui bat la plage inlassablement, sans but et sans raison. J’aperçois le club touristique au loin, masse de béton mal dégrossi déserté en cette saison. Les touristes qui viennent ici ne sont pas beaucoup plus riches que nous, ils viennent s’entasser sur la plage entourant les bâtiments, incapables d’aller chercher un meilleur coin quelques kilomètres plus loin. Je trouve cela idiot. Et je n’ai aucune envie de travailler pour des idiots. Le sable me colle aux pieds, je marche lentement. Un groupe de gamins joue sur le ponton, ils tentent d’attraper à l’épuisette des poissons qu’il n’y a pas dans ces eaux saumâtres et polluées. Ils ne remontent que des algues mais ne renoncent pas, persuadés de leur possible réussite. Je leur sourie tout en me disant que cette mer-là n’a décidément rien à nous offrir.

Les nuages s’opacifient petit à petit, le soir tombe. Il doit être six heures, il va falloir que je rentre. Je revoie ma mère annoncer royalement : « ce soir, on fait des frites » et mes frères ont applaudi, tout heureux, sans se dire que ce serait ces saloperies de frites surgelées, à la texture sableuse et au goût inexistant. Et sans se dire que c’était juste économique, une promotion de fin de mois sur ces horribles tubercules déshydratés. Ils applaudissent et ils sifflent de joie. Ce sont de grands types qui sifflent les bonnes nouvelles et les filles dans la rue. Et elles, au lieu de les ignorer ou de les fusiller du regard, elles gloussent bêtement entre elles. De temps en temps ils arrivent à en convaincre une de venir les rejoindre dans les dunes et il y a du sable dans leurs vêtements le lendemain matin. Souvent ils me mettent à la porte et regardent des cassettes entre eux sur le magnétoscope, des cassettes où les filles ne sont pas très habillées. La fois où ma mère en a trouvé une dans leur chambre elle a crié que c’était dégueulasse et que j’aurais pu tomber dessus. Sammy a répondu qu’il fallait bien que je sache un jour à quoi m’attendre. Elle a hurlé et jeté toutes les cassettes. Depuis, ils les cachent chez mon plus jeune frère qui est encore trop jeune pour attirer les soupons.

Je sais que nous n’avons pas le même père mais à ma connaissance il n’y a que Samy et Rudy qui aient le même père dans la fratrie. Peut-être est-ce parce que je suis la seule fille, mais j’ai souvent l’impression de ne rien avoir en commun avec eux, pas plus qu’avec ma mère. Ma mère est une fausse blonde platine avec huit centimètres de racines mélanisées, les ongles vernis de rouge écaillé, portant des jeans trop serrés et des tee-shirts trop moulants pour son age et ses cinq enfants. Elle parle fort, avec un accent très marqué qui m’écorche les oreilles. Je dois tenir de mon père, je ne sais pas, je ne le connais pas. Mais il me semble impossible qu’il en soit différemment.

Je longe la route des Sablines, il ne passe aucune voiture. L’immeuble apparaît petit à petit, cube peint en vieux jaune crasseux au milieu du gris et du vert. Je me suis toujours demandé qui avait été assez fou pour construire ces trois HLM en pleine campagne. Le village le plus proche est à une trentaine de kilomètres, la seule proximité est le club. Je ne comprends pas comment une telle monstruosité a pu voir le jour. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours attendu le moment béni où je m’en irai de cet enfer balnéaire. Définitivement.

Derrière la porte d’entrée j’entends les voix de mes frères et le rire gras de ma mère. Au loin résonne le cri des mouettes en écho. J’enlève le sable de mes chaussures et avant de rentrer, je prends une grande bouffée d’air, comme avant une longue apnée. Mes frères et ma mère sont tous rassemblés autour de la table de la cuisine, l’air est brulant et empeste la friture. Ma mère est de bonne humeur, elle chante faux et fort, en roulant des hanches devant ses fourneaux.

- « Ben qu’est t’as foutu Minette, tu rentres super tard ?

- Je suis allée me balader.

- Putain, t’en as perdu un temps ! »

J’avais, quand à moi, plutôt l’impression d’en avoir gagné. Autant pour moi.

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